lundi 6 octobre 2014

L'histoire, le débat public et la diffusion médiatique : ce qui se joue, ce qui se déjoue


1) Berstein contre Zemmour et Sternhell : le nom de la controverse

LesInrocks interviewent Serge Berstein à propos de la sortie du bouquin de Zemmour, lequel le vend parfaitement bien en trollant le débat public ces jours-ci, tout à fait faussement étonnant de propos honteux comme à son habitude : voir à On n'est pas couché, qui ne se regarde jamais aussi que sur Youtube et via Facebook, avec Léa Salamé ou Anne Dorval (et Xavier Dolan au passage sur Europe 1).
Berstein sort aussi un bouquin ces temps-ci, dirigé contre Zeev Sternhell, qui lui avertit un peu le monde contre Le Pen fille.
Du coup Berstein critique d'un côté Zemmour, très bon pour faire la fange du FN et s'y coucher en plein plateau TV, et de l'autre Sternhell, qui intervient aussi dans le débat politique en utilisant l'histoire, mais pas dans le même camp.
Berstein leur reproche de "ne pas jouer le jeu de la méthode historique". Lui au CNU il a vu passer toutes les thèses des historiens en place dans les universités, et même de ceux qui n'ont pas été validés par le CNU, et il peut témoigner à bon droit que "les travaux d'historiens constituent une doxa, certainement. Mais cette doxa est confirmée par les faits et c'est autre chose que celle qui résulterait d'un argument d'autorité."
Sauf que là, le Berstein, personne ne l'empêche de dire ça, et c'est tout à fait normal dans le champ de sens de la discipline académique qu'est l'histoire, et personne n'empêche Zemmour de dire que la doxa c'est autoritaire et que d'ailleurs puisqu'il y a une doxa il est tout naturel qu'il y ait des bonhommes pour occuper les positions laissées libres (ou pour ceux qui auraient un peu d'imagination, contrairement à lui : à prendre), puisque cette image est tout à fait cohérente avec le champ du débat politique publicisé par les médias, du moins tant que Ruquier le laisse parler et que le gouvernement ne lui court pas après comme Dieudonné (qui lui est noir et proche des banlieues et des pauvres types dont on ne sait jamais trop à quoi s'attendre, et en plus il en fait rire certain ce qui est trouble, quand même).
Bref, dans le débat politique Berstein compte juste pour du beurre, et pour Zemmour c'est dans l'histoire académique. Et il ne s'agit pas du tout de savoir qui a tord et qui a raison, comme semblent encore se plaire à l'orchestrer certains journalistes, ils se placent simplement dans des champs de sens différents où apparaît l'histoire.
Alors, depuis la seconde guerre mondiale, on a effectivement l'habitude que ces deux champs de sens soient connectés, avec les représentations liées à la Shoah en particulier et la bonne parole résistante colportés par exemple par les musées du même nom qui étaient souvent gérés, quand ils le pouvaient encore, par d'anciens résistants.
Ce à quoi on assiste là, et cette sorte de plaie dans laquelle s'engouffre Zemmour par tous les moyens, c'est à dire en étant odieux et en répondant à ses détracteurs par d'autres propos odieux ou, avec plus d'efficacité encore, par le silence, n'est-ce pas à une croissante autonomie de ces deux champs de sens où apparaît l'histoire, l'histoire académique et le débat politique public ?
Dans l'absolu, on aurait d'un côté une histoire très précise construite avec méthode avec moult débats et confrontation dans des colloques et revues obscures mais qui n'aurait aucune incidence sur le débat public et donc sur les représentations qu'ont les gens de la réalité historique.
Et de l'autre un pur délire des signes de l'histoire, accessoirement biffé purement et simplement par les historiens académiques pour des raisons de méthode, et qui n'aurait plus personne pour contredire et confronter puisque l'essentiel est de diffuser, y compris et surtout via ses opposants, par exemple les gens comme moi sur leur mur Facebook ou leur blog.

2) Débat public et diffusion médiatique

Plus personne ? Pas Berstein, c'est sûr. Sternhell, d'accord, et encore : pour se justifier il se vête de l'habit de l'historien (pourquoi Berstein prend la peine de lui répondre, pas sûr qu'il ferait un livre sérieux contre Zemmour).
C'est que les gens qui portent aujourd'hui les représentations disons... normales, évidentes, qui vont de soi dans une "société moderne et ouverte", comme le dit Nolan et dans des termes Dorval (deux québécois...), ne jugent pas bon, pas utile, de les insérer dans le débat public, dans ce système de diffusion médiatique.
Enfin à mon sens c'est plus exactement parce que ces gens jugeraient drôle, au sens d'absurde et d'un peu étrange, de dire ce qu'ils pensent, puisque ça va de soi. Par exemple on ne va pas prendre la parole à l'ONU pour dire, fort et plein de conviction : "la Terre est ronde !"
Ces gens sont très sensibles, très intelligents, ils ont aussi sûrement fait de longues années d'étude dans un domaine quelconque, ils ont beaucoup de respect pour la chose publique, pour le débat et toute conversation avec autrui. Ils sont polis, ils sont civilisés, et les allemands et autrichiens, combien ne l'étaient-ils pas, n'est-ce pas, avant 39 ? Ils lisaient le journal, ils conversaient dans des cafés, les bottes des SA leur ont fait bizarre, dans la rue, avant ces grandes réunions dans les stades.
Ces gens que Zemmour qualifie de "bien-pensants", donc, et laissant ainsi une place possible et donc légitime pour ceux qui pensent mal, et même pour les rares qui voudraient bien essayer de penser autrement, ne semblent pas comprendre la nature actuelle du débat public dans son rapport essentiel à la diffusion médiatique.
Je ne dis pas mieux le comprendre, en étant sans doute, mais essayons toujours. La position de Zemmour est légitime, donc. Rien ne le légitime au sens de fondement, de raison, d'autorité, je veux dire il n'y a pas de référent sous-jacent. Il peut dire en toute légitimité : "Pétain a sauvé 90% des juifs de France". Parce qu'il parle dans un système où il s'agit de prendre les référents, qui sont des signes, de les assembler d'une manière qui peut paraître crédible si on fait abstraction, et ce système y invite, de la réalité à laquelle ils renvoient : on prend le signifiant en n'emportant que le signe relatif au signifié. "Pétain", "sauver", "juifs" : ces signes existent dans nos images, généralement sous la forme "les Justes ont sauvé des juifs contre Pétain", mais Zemmour mélange tout ça et hop, c'est Pétain le sauveur. Et ça marche pour peu qu'on veuille bien payer un peu de sa personne en se montrant convaincu sur la scène publique.

3) Qui veut jouer ?

Ceci rejoint l'art contemporain, d'ailleurs. Au sens quand quelqu'un dit "mais ça mon enfant ou moi-même, on aurait pu le faire" : mais, cher ami, l'as-tu fait, as-tu pris de ta personne pour le faire, et lier ton nom, même sous pseudonyme, et ton visage, même déguisé ou caché, à cet acte, à cette proposition ? Non, tu ne lies ton nom et ton image qu'à la masse que tu penses avoir avec toi, et par exemple tes amis Facebook, qui ne propose que : "ça, j'aurais aussi pu le faire". Avec Zemmour c'est pareil, tu ne lies, je ne lie, notre nom et notre visage de Facebook qu'à dire du mal de lui et aux propos tenus contre lui par Berstein, Salamé ou Dorval. Et cela diffuse Zemmour, ses propos, sa position.
Alors les gens d'extrême-droite, comme Zemmour, comme Le Pen, comme Dieudonné, ou de droite comme Sarkozy et sa clique, Morano etc., pendant de longues années, peuvent, eux, tenir avec conviction des propos qui créent d'autres positions dans le débat public. En ce sens, et comme ceux qui sont bien barrés question queer, ils forment une minorité, mais c'est un nouveau sens, lié au débat public diffusé médiatiquement, ce n'est plus celui de Deleuze, parce qu'ils sont authentiquement majoritaires et paranos, ces bonhommes.
Et donc l'extrême-droite envahit la diffusion médiatique réseaux sociaux compris, à mesure même que leur position ne cesse jamais de s'inscrire davantage comme "mal-pensance" pour les gens éclairés, mais diffusant auprès de certains, plus obscurs : il n'y a qu'à voir les résultats des élections.
Manier le fleuret avec Zemmour devant le sourire de Ruquier, c'est mignon, c'est comme une petite interview d'universitaire par un journaliste des Inrocks, ça ne mange pas de pain.
Mais qui, de préférence habillé comme un bon bourgeois, va se lancer dans ce plateau qui est un jeu de signes à manier et de positions à occuper, pour faire valoir d'autres images, d'autres valeurs, d'autres positions ?

samedi 20 septembre 2014

Economie : tertiaire et progrès

Macron, le ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, également figurant probable d'un OSS 117, s'il ne ramène pas la parodie en politique, estime que le problème de la France c'est l'anémie, c'est l'immobilisme, mais aussi les dépenses publiques, et que ce qu'il faut, c'est de l'activité, il faut relancer l'activité, il le répète plusieurs fois.


Macron: "le principal problème de la France c... par BFMTV

Dans le centre de Paris ou de Lyon c'est sans doute moins perceptible que dans des coins reculés où les ouvriers se retrouveraient au chômage longue durée si leur usine devait fermer, parce qu'ils ne maîtrisent pas la langue écrite, ni ses subtilités, qu'ils ne savent même pas faire un CV sur InDesign et qu'en plus ils n'ont pas le permis, tandis que certains disent sur Twitter qu'il faudrait leur demander ce qu'ils en pensent.

L'activité, sur Twitter, on ne peut pas dire que ça manque, et pour autant on ne comprend pas trop le rapport avec les usines. Un peu de la même manière, est-ce que relancer l'activité aboutira à une suppression des rentiers, à une limitation de l'épargne, à des cours de danse gratuit, à une carte de pogoteur donnant droit à une réduction d'impôts tous les dix concerts, à une rémunération au nombre de "j'aime" sur Facebook, à un contrôle accru des fraudes fiscales bien plus importantes que celles au chômage ou à la sécu dont Macron parle lui-même devant les députés PS (selon L'Express) et surtout UMP d'après les images que l'on voit ?

Non, on ne comprend pas bien, tout ça, c'est compliqué. D'ailleurs heureusement qu'il y a des experts et des politiques qui s'y connaissent et dont tout le discours public consiste à dire qu'ils font des choses, qu'ils vont faire des choses, qu'il ne faut pas s'inquiéter, qu'il faudra juger sur pièces plus tard quand la main-d'oeuvre sera partie, ou toujours là à défaut d'alternative.

Alors je me dis, comme ça, qu'il est question de société libérale et capitaliste, et je comprends un peu les mécanismes du capitalisme concernant le secteur secondaire, l'industrie, parce que Marx a beaucoup parlé de ça, comme ses amis Smith & Co, et que ça a beaucoup été vu dans les jeux vidéo.

En gros il s'agit de faire un cercle vertueux en investissant les bénéfices dans l'amélioration des conditions de production, avec des machines qui vont produire plus vite ou mieux, permettant de produire des produits qui se vendront plus chers et augmenteront le bénéfice. Avec ça, on commence par passer trente minutes à trouver des morceaux de bois potables, à faire un avion avec et à le revendre à une mamie dans la rue 2 euros, et on termine avec Boeing, Dassault et Airbus réunis.

Il y a l'idée de progrès, parce que tout progresse, qualitativement, quantitativement, même s'il y a toujours des petites mains à la base payées trois kopeks (mais au début elles fonts les avions en bois, à la fin elles font le ménage dans les bureaux et les ateliers de ce qui font les avions qui volent). Le niveau de formation des employés, qui ne sont pas les mêmes d'un bout à l'autre, progresse, etc. Les rémunérations progressent, tout progresse selon un mécanisme d'amélioration de la productivité et des produits, et si l'on trouve encore des ardoises pour écrire dessus et des presse-ail ou des casse-noisettes somme toute assez sommaires, tout notre environnement matériellement construit repose sur cette idée de progrès.

Elle peut bien être critiquée, elle se porte toujours aussi bien, voir l'informatique et les sextoys, les tissus des vêtements et la médecine, etc.

Alors en même temps il paraît que le secondaire en prend un sacré coup dans nos contrées, on voit les cheminées d'usine tomber et les brouillards de la pollution s'estomper, on est très content de refiler tout ça aux chinois, et que ce qui compte, maintenant, c'est le tertiaire, l'économie de services. Je trouve ça très bien.

Enfin, on n'a pas abandonné dans le fond l'idée de progrès pour autant, malgré l'idée de décroissance, entre autres. Idée de progrès qui me semble reposer, donc, sur le mécanisme capitaliste précité.

La question pourrait donc être : comment est mis en oeuvre ce mécanisme dans une société de service ?

Le service, ça ne repose pas sur la production de choses, mais sur du temps humain. Et quand il est question de choses, elles sont souvent payées en-dessous ce qu'elles coûtent quand elles ne sont pas gratuites. Concernant les choses, il y a l'Etat qui raque et la publicité, et l'on cherche toujours des mécènes et le micro-financement a lui fait l'objet d'une réunion importante suscitée par Macron à laquelle Hollande était présent. Bon, ce n'est pas encore réglé de ce côté-là, même si certains ont trouvé quelque possible parade, comme l'abonnement, qui permet, pour un investissement qui paraît au départ minimal au consommateur, de se faire au final un bénéfice énorme par rapport à ce qui aura été consommé - appelons cela l'économie du futur antérieur, qui sied bien aux choses immatériels reposant sur des dispositifs techniques (abonnements téléphoniques, cinéma, musique en ligne, etc.).

Cette économie du futur antérieur est intéressante, parce que si Macron dit qu'il faut créer de l'activité, elle, elle repose justement sur l'activité estimée et précisément non effective. C'est l'absence d'activité qui crée les bénéfices, du moment que l'abonnement est payé.

A part les choses, matérielles ou non, reposant sur des dispositifs techniques ou non, reste le temps humain. On peut bien faire valoir une meilleure compétence, une capacité de travail plus rapide, ça ne fait pas avancer beaucoup le schmilblick pour autant.

L'idée, au fond, d'une société de services, n'est-elle pas celle d'une extrême solidarité des membres de la société, à travers le contrat et l'échange d'argent (voire de services ou biens échangés), donc une solidarité interpersonnelle par le droit et l'économie à l'échelle de la société, la micro-économie dans une extension maximale ?

Ceci est cohérent avec le temps de travail, curseur qui peut être alors bougé au seuil maximal puisque la productivité dans sept heures de travail a tout de même ses limites. Chacun travaillant toute la journée, n'a pas le temps de faire quoi que ce soit d'autre ou presque. Il paye quelqu'un pour faire son ménage, pour lui faire à manger, pour réparer ses chaussures, pour lui préparer un circuit shopping top chrono, pour lui faire sa lessive, pour lui préparer des playlists, des sélections cinématographiques, d'articles de presse, et même pour lui faire la lecture. Et tout ça existe déjà, et c'est d'ailleurs couramment utilisé, toujours sur fond d'absence de temps, souvent de compétences (on se spécialise, se compartimente, même les activités domestiques on ne les maîtrise pas), et ce qui est au centre de nos vies, c'est le travail et le plaisir - Thanatos et Eros, parfois mêlés comme dans l'activité militante ou certains articles de blog.

Le "progrès", dans ce contexte, c'est le maximum de circulation et de fluidité, en plus des gains des productivité classiques (garder quatre enfants en même temps plutôt qu'un seul, cuisiner pour trente plutôt que pour deux, etc.). Perdre trois minutes sur le téléchargement de l'application de sélection d'articles à lire, ça devient un problème, de même s'il faut appeler trois fois pour enfin avoir au bout du fil la femme de ménage. L'information, par quelque voie que ce soit, doit passer facilement. Et là Macron parle des illettrés mais il est encore loin du compte, parce que les gens qu'on ne comprend pas, il y en a des tas.

Ce sera certainement l'un des défis du 21e siècle, d'ailleurs, que tout le monde puisse se comprendre, apogée de la mondialisation mais même au sein d'une famille, d'une entreprise, entre voisins il y a beaucoup à faire ; et si l'on imagine que chacun en deviendrait transparent c'est presque terrifiant, mais cela demande plutôt à chacun de maîtriser sa communication, les meilleurs seront les meilleurs filtres, capables de dire ce qu'ils veulent, et de déjà le vouloir, en se faisant clairement comprendre.

La rareté reposera elle sur ce qui prend du temps, sur ce qui empêche de compacter le temps, et ceux qui auront les capacités de détenir leur savoir-faire, dans la mesure où c'est désirable, utile, recherché, seront en position de force.

Quant à l'éducation actuelle, vu qu'elle n'apprend pas grand-chose en terme de communication et de maîtrise de savoir-faire rares, on peut dire qu'elle a du chemin à faire.

mardi 27 novembre 2012

D'une anthropologie de Dieu à l'étude des jeux immunologiques

Que donnerait une anthropologie de Dieu ?

Dès qu'il y a théogonie, ce sont les puissances constitutives de l'ultime en nous, les éléments symboliques extrêmes au-delà desquels on ne peut plus rien dire, et que par commodité nous appelons "les dieux". Dieux et "Guerre des dieux" qui sont les limites de notre destin d'homme et de tout humanisme. Mais qui sont par là le domaine ultime de l'anthropologie.
Gilbert Durand, "Figures mythiques et visages de l'oeuvre", in La sortie du XXe siècle, p.208, CNRS Editions, 2008.

Et Sloterdijk, renvoyant à Wittgenstein qui demandait qu'on mette un terme au "bavardage sur l'éthique", insiste sur ce qui n'est pas du bavardage, dans un texte sur "l'anthropotechnique" qui s'inscrit dans le cadre d'une anthropologie philosophique des religions. Pour Sloterdijk, cela touche "l'exercice", soit "toute opération par laquelle la qualification de celui qui agit est stabilisée ou améliorée jusqu'à l'exécution suivante de la même opération, qu'elle soit ou non déclarée comme exercice" (Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, 2011, p.15).

Il y a bon nombre de liens à établir entre les travaux de G.Durand et ce texte de P.Sloterdijk.

Ce qui est ici intéressant, c'est de faire se rejoindre une anthropologie des limites et des extrêmes (qui peuvent être toutes relatives à chacun) avec une anthropologie des exercices.

Pour aborder la question de Dieu, la solution la plus évidente a priori consiste à aller interroger les gens qui utilisent le mot de "dieu", au singulier ou au pluriel, et de chercher à comprendre quelles représentations, affects, pratiques, communications, se trament chez eux autour de ce mot, histoire de dresser une cartographie de ce qu'est "dieu", simple signifiant.

Le problème qui se pose est le signifiant lui-même. S'il légitime apparemment par son emploi le regroupement de choses très diverses alors qu'il en laisse de côté d'autres qui pourraient très bien être comprises sur le simple fait que pour ces choses-ci le terme "dieu" n'est pas usité, on peut commencer à se poser la question de la légitimité d'une telle entreprise. Surtout en terres païennes comme les nôtres.

Inversement, si l'on prenait le problème par des formes ou structures que le terme "dieu" permettrait de faire ressortir, on risque fort de se retrouver avec toute l'activité humaine à cartographier.

Mais ces problèmes proviennent sans doute d'un souci d'objectivité  qui peut lui-même être remis en cause. Pourquoi, en l'occurrence, entreprendre une recherche aussi méta-anthropologique pour ainsi dire, et se voulant ainsi autant objective, alors que ce n'est pas du tout l'interrogation qui a mené à cette recherche ? Interrogation qui est toujours celle d'un sujet situé.

L'interrogation commence avec cet emploi étrange d'un terme, "dieu", et s'emballe dès que l'on commence à mettre à la place de ce terme des réalités compréhensibles, descriptibles, analysables.

Je suppose que c'est là une manière de parer à la déception liée au fait probable que "derrière" "dieu", il n'y a pas grand-chose - ce qui était sommes toutes prévu. Mais encore que ce pas grand-chose peut être ramené pour une meilleure compréhension à des phénomènes qui n'ont rien à voir avec "dieu" (les exercices de Sloterdijk, par exemple).

En fait, l'interrogation, ou plutôt l'étonnement, est plus précise. Elle ne se contente pas d'enregistrer l'emploi étrange du terme "dieu" comme marqueur d'une limite ou d'un extrême (il les marque plus qu'il les représente). Mais c'est que les gens qui disent "dieu" utilisent volontairement ce terme qui ne semble pas dire grand-chose et s'en trouvent extrêmement satisfaits. C'est comme un jeu, au sens winnicottien disons, un play, avec soi-même, le monde, les choses. Un "dieu" qui fait peur, pareillement. C'est ce jeu qui met en jeu son "immunité", pour reprendre un terme courant chez Sloterdijk, qui est fascinant, et l'immunité de la personne comme des peuples.

Dans l'étude de ce jeu, et la cartographie qui peut s'ensuivre, sur les traces par exemple d'un Emmanuel Belin étudiant les "dispositifs techniques" ou sur celles d'un Tobie Nathan ou  d'un Latour (étudiant le labo de T.Nathan), on se retrouve en terre anthropologique qui n'accepte pas nécessairement le terme de "dieu".

D'ailleurs, c'est lorsque le terme de "dieu" n'est plus employé que cela peut commencer à devenir le plus intéressant.

L'ironie au coeur des prescriptions de santé et des devoirs de mémoire

Il en va des prescriptions en matière de prescriptions de santé publique comme des devoirs de mémoire : leur ressort est l'ironie, parce qu'elles ne prennent pas en compte leur contexte de réception, se pensant comme vérités par-delà tout contexte local forcément superficiel à leurs yeux.
C'est ainsi qu'à se croire au-dessus du temps, de l'espace et des gens, qu'il s'agisse de la Shoah comme du SIDA, les prescriptions de santé et de mémoire, qu'elles s'inscrivent très concrètement dans les représentations, techniques et communications quotidiennes (la santé) ou beaucoup moins (la mémoire), en deviennent contre-productives.
Pour être davantage efficaces, il leur faut devenir relatives, au moins dans leur forme (techniques du corps, oeuvres commémoratives, etc.). Et donc perdre leur relativité éternelle pour s'énoncer dans la communication sans en venir in fine à dire le contraire.

samedi 8 mai 2010

Eléments pour une sociologie des oeuvres. Création littéraire et dispositif d'exposition. En réaction à Bernard Lahire (Franz Kafka, éléments pour une théorie de la création littéraire)

J'ai écouté Bernard Lahire sur France Culture, 4 émissions, pour son bouquin Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire.

 

1) La catastrophe Bernard Lahire


a) Réaction

Je n'ai pas pu me retenir de noter sur Facebook, en deux messages comme la place était limitée :

Lahire sur Kafka.
Si sur ce symptôme on envisage bien une socio de la réception chez les sociologues, il faudra revenir pour la socio des oeuvres (et la socio tt court), pour Kafka et pour la compréhens° de la création littéraire, question qu'il aurait été bien du reste de commencer à poser.

Lahire sur Kafka.
Si sur ce symptôme on envisage bien une socio de la réception chez les sociologues, il faudra revenir pour la socio des oeuvres (et la socio tt court), pour Kafka et pour la compréhens° de la création littéraire, question qu'il aurait été bien du reste de commencer à poser.

 

b) Biographie pseudo-scientifique d'un homme ordinaire

Lahire aurait aussi bien pu être psychanalyste. Entre ça et la référence à un fantomatique « social » (tantôt nom commun, tantôt adjectif), il nous donne une sorte de récit conventionnel, au sens de biographie d'un homme ordinaire, mâtiné principalement d'histoire et, donc, de psychanalyse, sur Kafka. On voit mal en quoi c'est scientifique, et on ne comprend pas pourquoi Lahire en a contre ceux qui admirent, par exemple, avant d'écrire sur lui, puisque c'est justement ce qui lui permet de rendre ordinaire Kafka.


c) Le problème de l'interprétation

On pourrait dire que Lahire fait le récit de ses propres interprétations, sans les interpréter, ni les expliquer, ni les comprendre ; et cela « scientifiquement », c'est-à-dire en fait avec une couche d'objectivisme, d'effet d'objectivisme – et il faudrait analyser comment se crée cette couche : éléments pour une théorie de la création de la fausse (pseudo) scientificité.

L'interprétation qui répond à la question « pourquoi ? » n'est pas celle qui répond à la question « comment ? », laquelle seule peut prétendre à quelque scientificité.

– Deleuze ne dit-il pas que Kafka tue l'interprétation ? Lahire n'est pas prêt de comprendre une chose pareille.


2) La question de la création littéraire en sociologie des oeuvre

Ce qui fait peur, c'est que ce bouquin devienne une référence en sociologie des œuvres (c'est un champ qui existe réellement, et où Lahire se balade vraiment en touriste). La question qu'il faut poser est celle de la création littéraire.

Création littéraire : c'est là le nœud, peut-on supposer, à la fois des interprétations du texte et de la pensée de Kafka (chez Deleuze, notamment), et des images qui circulent sur son œuvre et sur lui-même (il y a d'autres éléments, mais qui ne vaudraient rien s'il n'y a pas quelque résonance, même mystérieuse, avec le texte) (Lahire se situant entre l'interprétation et la réception/circulation de ces images…).

Non pas pour avoir le dernier mot et refermer un couvercle sur l'auteur et son œuvre (ce que fait Lahire, pour lui finalement c'est son propre bouquin qui importe), ni sur tout ce qui est dit sur Kafka, mais délimiter la matrice de ceci et retracer, accompagner si l'on peut dire, le déploiement de ceux-là.

Ce serait tenter de tracer la ligne singulière de Kafka, celle de son œuvre, en restant au sein d'une sociologie des médiations.

En fait c'est saisir l'œuvre de Kafka comme médiation pour imaginer à la fois ce que raconte Kafka (dans une sorte d'herméneutique de la lecture réaliste), et à la fois Kafka lui-même. En marge, ou en opposition, à ceci, on peut imaginer une enquête sur la lecture de Kafka, sans demander aux lecteurs de lire des choses réalistes quand ils lisent (des incompréhensions, des projections, etc. : ce qu'a montré PLQ) ; et plus loin, une lecture non réaliste, mais faite de sensations (et là la ''culture'' des lecteurs importe, tout autant que la traduction du texte).


3) Différence entre la sociologie des (publics des) musées et la sociologie des oeuvres littéraires


a) Projet contre déprise

L'exposition, le musée, part d'images, de la volonté d'exprimer des images et  de l'anticipation des images du public (ce que le public attend, sait, ignore, etc.), ce qui l'amène à construire un dispositif, à partir duquel les visiteurs vont se faire des images.

On ne peut pas vraiment considérer, malgré Bourdieu qui dit que l'écrivain se positionne dans un champ concurrentiel, que l'écrivain produit ainsi un dispositif à partir de ses images : il n'y a pas forcément de cahier des charges, de projet explicite – en disant cela Bourdieu semble ne pas comprendre du tout la déprise, partielle ou plus, de l'écrivain.


b) En littérature : les médiateurs

D'où l'importance des médiateurs dans la littérature : s'il s'agit de comprendre ou expliquer la « réussite » d'un texte, d'un auteur, et non la matrice qui la (parmi d'autres choses) rend possible, il vaut mieux se livrer à une analyse de ces médiations : le rôle de Max Brod, des éditeurs, des journalistes, le bouche-à-oreille, les évènements historiques construits par la communauté humaine et avec lesquels on fera entrer les textes de Kafka en résonance, l'individualisme, la mélancolie, les métamorphoses du langage (le langage direct et froid de la presse plus que celui du droit) et de la lecture (lecture silencieuse, intérieure, qui renvoie à soi-même), etc.


c) Au musée : les médiations

Le rôle des médiateurs n'est pas aussi important pour l'exposition et le musée, à part pour certaines expositions qui sont déjà des créations, des œuvres (Quand les attitudes deviennent formes). Au fond ce rapport aux médiations est le défi posé par les créations, les œuvres ; dans un monde où tout est dispositif découlant d'un projet, il y aurait une transformation fondamentale de l'œuvre, qui ne procèderait plus d'une certaine déprise. Dans le musée, les expositions, les médiations qui importent sont moins extérieures qu'intérieures (la muséographie, la scénographie, les expôts, les textes, le discours, les documents d'aide à la visite, le catalogue, les visites commentées, etc.).


d) Création et dispositif : deux perspectives analytiques

En termes d'analyse des médiations, le texte littéraire et l'exposition se répondent et interrogent tantôt la création, tantôt le dispositif. Cette distinction permet de répondre à deux questions qui s'entrecroisent : la « réussite », soit la réputation, la diffusion de l'image, d'une œuvre, et la réception en situation (lecture, visite) des images, en particulier, d'une œuvre.

L'exposition comme dispositif, interroger les médiations qu'elle contient pour comprendre l'exposition particulière qu'a vécu chaque visiteur (les visiteurs comme médiateurs de la compréhension d'une exposition, mais aussi bien les critiques d'expositions peuvent ne pas en passer par les visiteurs). Le texte littéraire comme produit partiellement d'une déprise, création qui a besoin pour exister comme œuvre éditée, diffusée, lue, reconnue, d'une intervention d'une série de médiateurs, interroger ces médiateurs pour comprendre la renommée d'un texte. Aussi bien, on peut intervertir les positions, enquêter sur le texte comme dispositif, enquêter sur l'exposition comme création : l'une ou l'autre de ces deux positions est plus ou moins pertinentes suivant les cas, mais chacune est toujours possible.

mercredi 31 mars 2010

La discrimination en France

En chinois, le France se dit littéralement « le pays de la loi ». A savoir qu'en France, la discrimination passe par la loi. On ne vous extermine pas parce que vous êtes noir ou juif, mais on vous renvoie dans un pays où vous êtes en danger parce que vous n'êtes pas en règle avec la loi.

mercredi 17 mars 2010

Crime et littérature : la déviance nous traversait, désormais elle nous borde

Intérêt des écrivains pour le crime. Dostoïevski : intérêt pour la psychologie, mais pour le thème du crime lui-même n’est-ce pas un intérêt pour l’anomie, pour la rupture du contrat social, le crime en fût-il cause ou conséquence ?

De nos jours le crime relève plus de la folie individuelle. Et l’on tue seulement un individu : homme ou femme, tel âge, marié ou pas, tant d’enfants, profession, nom du chien et taille de l’iphone. Ou l’on peut tuer un ensemble de gens, et comme ce n’est pas un groupe (un collectif) cela touche d’emblée tout le monde : dans les corps morts du métro les individus sont interchangeables. La folie peut être idéologique, de la religion en particulier, les autres ont tendance à disparaître – et quand elles étaient actives ce n’est pas de la folie, mais des luttes autour du contrat social. Elle est surtout psychologique, soit dépendant d’une maladie spécifique, il y a des modes et des lieux de traitement pour les schizophrènes, soit relevant d’une perte de contrôle de soi aussi soudaine que passagère.

Le crime peut devenir alors la voie par laquelle on observera l’étourdissement, l’évanouissement, la stupeur, la perte de contrôle. Mais aussi, au contraire, l’attachement fou furieux ou hyper rationnel, deux pôles opposés, à un carcan idéologique, une religion, une position sociale… parce que là chaque fois le crime peut se faire jour et devenir, sous les auspices de ce microclimat, si l’on peut dire en répétant l’erreur de Montesquieu, du monde clos dans lequel le meurtrier vit, parfaitement légitime. Et concernant ce dernier crime, quand le crime était affaire de lien social, il y avait compréhension de ce régime du crime, qu’elle soit au niveau individuel au niveau macrosocial (un paysan tue un noble, Raskolnikov une usurière). Raskolnikov, et le livre de Dostoïevski, est peut-être à la croisée de ces deux temps, un peu comme, plus tard, les surréalistes.

Cela pose deux bornes entre lesquelles il ne saurait y avoir de crime : ne pas être trop enfermé, ne pas être trop ouvert. Etre un citoyen rationnel qui se tenir entre ces deux bornes. C’est l’idéal bourgeois, mais aussi des sociétés totalitaires dépeintes par nombre d’écrivains. Et cela passe par les outils techniques : pour être capable de se servir normalement d’un ordinateur, d’un interphone, d’un téléphone, d’un contrôle d’identité par quelque moyen que ce soit, etc. Enfermé et ouvert jusqu’à la perte de soi, mais aussi deux bornes dans un autre sens bien qu’elles reviennent un peu au même : être constamment présent à soi, mais ne pas l’être trop. Autrement dit s’inclure dans les dispositifs techniques qui sont proposés socialement, et trouver confiance en eux (cf. la thèse d’Emmanuel Belin, qui propose toute une sociologie des espaces potentiels par l’étude de ces dispositifs techniques).

L’intérêt pour le crime pourrait alors se conjuguer avec celui d’un échec d’une telle posture bien comme il faut : quand ce n’est plus possible, quand on n’y arrive pas, quand il y a blocage, quand on ne le veut pas, quand on pète un plomb, etc. Et tout aussi bien, à l’inverse, quand on ne respecte pas ces dispositifs (abus de biens sociaux, crimes économiques, etc.). Ce qui donne l’image suivante : nous sommes au centre, et le crime est aux bords.

mardi 26 janvier 2010

La soustraction du sujet

Il y a un autre statut qu'objet ou sujet : une sorte de soustraction du sujet.
Une fille, de retour d’un camp d’été où elle s’occupait d’handicapés, a mis sur Facebook toute une série de photos, toutes avec des animateurs, sans qu'on comprenne le pourquoi de leur réunion, et une seule avec des bénéficiaires, ce n'était donc pas pour protéger leur image et vie privée, loin de là : intérieur de car, point de vue dans l'allée, des bénéficiaires clairsemés qui regardent ailleurs et des animateurs au fond qui s'amusent pour la photo, la légende dit quelque chose comme « des vacanciers, et au fond... des anims !!!! »
C'est assez révélateur de la soustraction du sujet. Quotidienne. Il ne s'agit même pas de savoir si on peut avoir un rapport normal avec des handicapés ou pas, ce qui ne serait qu'un aménagement de la grammaire interactionnelle. Ils font partie du décor, livrés avec le cadre de la vraie vie et des vraies relations, mais ne sont personne. Ils ne sont pas pour autant des objets : soustraits au statut de sujet, mais néanmoins étranges, potentiellement dangereux, d'autant plus considérés comme dangereux que non institués dans un statut de sujet à part entière : phantasmes, peurs... on ne les regarde que de biais. On retrouve la dimension de l'autre, comme les femmes au niqâb, les Roms de Guillotière ou qui chantent des chansons tristes dans le métro A, etc. ; sans le romantisme, l'exotisme, l'esthétisation... qu'a introduit l'anthropologie.
« L'asile » a un peu trop cette connotation de protection, pour les "pauvres gens" : mutilés, l'asile vaudrait pansement. La « prison » c'est pour les coupables, « l'hôpital » pour les mutilations physiques/psychologiques, mais même le « manicome », dans son étymologie, renvoie à « soigner la manie ». Comment qualifier ces lieux où l'on parque ceux que l'on soustrait - qui renvoient à l'asile au sens de Foucault, mais toutes ces institutions ont depuis été tellement dotées d'un contenu positif, d'une action positive, avec notamment toute une professionnalisation qui va avec. Les Roms s'installent dans les terrains vagues, dans les hors-lieux, dans ces blancs des cartes IGN (un cartographe avait fait un petit bouquin en forme de jeu de piste dessus, c'était assez stimulant)... Lieux ouverts, pas forts du tout au contraire des hauts murs d’institution qui enferment, ouverts comme le métro où tout le monde a peur et tente d'être « normal » (il n'y a que les fous, les mecs bourrés et les enquêteurs pour parler aux autres dans le métro, et c'est un formidable ‘‘musée’’ de rencontres possibles).
On retrouve cette soustraction chez bon nombre de professionnels, dans le mépris qu'un enquêteur peut afficher pour les enquêtés, les médecins pour les patients, etc. C'est se faire valoir et se protéger : comme s'ils n'étaient pas des partenaires d'interaction (jusqu'à la rencontre ; ce qui compromet l'enquêteur, le jeune interne, etc.), mais occasions d'un rapport technique, objectal, renvoyant à nos compétences. N'est-ce pas un peu par défaut qu'on dit que ce sont des « objets », ces patients, ces enquêtés ? Plutôt comme si un rapport d'objet se faisait sur leur peau, devant eux, entre eux et le professionnel, rapport dont ils restent tiers, sujets soustraits ; plus couramment même, admettons que je regarde une fille, que vois-je ? qu'elle est noire, qu'elle a un beau cul, qu'elle doit avoir l'intégrale de Beyoncé dans son mp3, qu'elle a de bien bonne lèvres ? je n'en fait pas un objet : elle est support de mes objets, comme des enquêtés dont je ne souhaiterais que soutirer les (ou quelques) objets, comme dans mon enquête pour leur demander les objets auxquels ils tiennent ou, enquêteur dans les bus, leur carte pour vérifier l'abonnement, leur demandant leur âge, leur profession... et qui ne le veulent pas forcément comme mon ami qui me disait dans mon enquête : si je te dis mon objet j'ai peur que tu le prennes, je vais forcément te mettre sur une mauvaise voie : manque de confiance, d'échange ; inversement souvent, une relation de confiance se tisse, dans les TCL c'est tout juste si je n'aurais pas pu me faire une collection de numéros de téléphone (simple effet, sans doute). Les gens souvent sont enclins à partager bien plus que des objets, mais ils sentent de suite quand ils ne sont que surface ; et ce n'est même pas vraiment être sujets quand on est, "tous sujets", dans une rencontre, un processus de séduction, de défi, d'échange : c'est peut-être ça qui pénalise le plus ceux que l'on soustrait du sujet, qu'il faudrait qu'ils soient sujets mais nous ne le sommes déjà plus, déjà passés à autre chose - c'est fou comme les fous ne sont pas intégrés à des rapports de fous que nous avons par ailleurs ; peut-être qu'en se passant vraiment du sujet ce serait plus simple (mais il faut sans doute sentir les bords d'un dispositif pour cela).
Et ce qui est assez étrange, c'est qu'il y a derrière ceci l'idée d'une normalité, de sujets normaux. Mais ça ne peut pas être exactement ça, ou seulement fantasmatiquement : peut-être les gens qui s'ennuient dans leur solitude dans le métro, toujours un peu sourdement désagréables avec tout le monde, prétendent-ils dans leur silence à quelque relation normale, une norme d'être et d'interaction. Sauf que c'est plutôt chaque situation qui s'adapte, un peu comme le prince charmant des jeunes filles. Attente de gens qui leur réitèrent une confiance dans l'avenir, peut-être ; signe d'une attente, d'une passivité, qui dans le cours des interactions n'existent pas.
Je connaissais une fille qui avait eu sa dose de folie et de clinique (un peu pour jouer...), il y avait quelque chose toujours en question et en suspens : où placer l'étrangeté ? Tantôt c'est l'un, ou l'autre, tantôt c'est la relation, tantôt c'est les autres, tantôt un objet tiers, modulation faite d'accords, d'étonnements, de séductions, c'est mouvant, la norme n'est pas stable (ou bien elle est : que ça continue, qu'à chaque fois on trouve un nouvel agencement, que chaque fois la rencontre se fasse quoiqu'il advienne - il n'y a pas de limites a priori, ni bords ni fonds ni sécurité, même s'il y a des témoins d'échec, qui apprennent à mieux moduler : se faire suivre par un pervers jusqu'à chez soi, se taper dessus, passer par des cliniques et des lames de rasoir). L'étrangeté se déplace : il faut bien la mettre quelque part, sans elle il n'y a pas d'intérêt : il n'y a peut-être que ceux qui sont sujets de plein droit qui peuvent s'en passer, seulement stigmatisés par ce qu'ils font. Une aide-soignante à une handicapée, en substance : "vous travaillez ? ah c'est bien qu'on fasse travailler les personnes handicapées ! c'est dans quel centre adapté ? - Ah non non, je travaille aux impôts" ; à une métis, qui s'en amuse : "tu viens d'où ? - De Rennes.", un voile d'étrange passe sur le visage de son interlocuteur ; "tu parles africain ? - Et toi, tu parles européen ?". L'étrangeté circule. Quand ce n'est pas le cas il y a des non-lieux pour cela. Trous noirs où il ne s'agit pas de terminer ; pleins de gens que plus personne ne s'avise de rencontrer - à la limite, comme pour les autistes, on se demande ce qu'ils peuvent bien voir.
Ce serait un vrai sujet de société, cette distribution de l'étrangeté. Et avec elle des questions simples : pourquoi les gens ne se rencontrent que sur des sites internet souvent appropriés, ou quand ils sont bourrés, ou déprimés errant seuls dans la ville, etc. Une histoire de frontière, peut-être, derrière laquelle on se sent maintenu, un écran à travers lequel il faudrait passer, pourquoi on ne le passe que muni d'objets légitimés par quelque instance, enquêtes, objets à vendre, qui créent un petit dispositif. Il y a comme un vide ou silence fondamental, aussi ; qu'est-ce qui le brise ou en sort, qu'est-ce qui est suffisant pour cela, pour que quelque chose passe - à Lille je sors de la gare je demande mon chemin à un type qui marche, ça suffit, la rencontre a bien du durer quinze secondes mais quelque chose était passé, sans se demander pour quoi faire, un abandon au jeu des flux qui passent (y compris à une bande de jeunes qui nous ont racketté un ami et moi quinze minutes plus tard...).

lundi 26 octobre 2009

Altérité

Il est assez rare de voir dans la rue défiler des gens scandant des « nous ne voulons pas des gens différents ! », « merde merde merde ! merde à l’altérité ! », « allochtones : alterchtones ! », « in-dif-fé-rents à la dif-fé-rence eeeet un, dans l’avion, et les autres en prison eeeet in-dif-fé-rents etc. », et autres « beur, tu nous fais peur, tu n’auras pas notre beurre ! ».

Au point que cela n’existe que dans la tête des intellos gauchistes, n’est-ce pas, qui se permettent des interprétations sur la base d’un certain mépris pour les gens pas comme eux et gentiment racistes, qui se lèvent tôt, travaillent plus, répondent à la question du match par sms, etc. etc.

Si bien que ces images finissent par créer des représentations qui se suffisent à elles-mêmes, loin de toute réalité humaine. Et qu’une rencontre avec l’altérité est encore une fois ratée. Ce n’est pas facile les rapports avec ceux que l’on ne supporte pas. En voilà un sujet qu’il est intéressant.

mercredi 16 septembre 2009

Ils ne se suicidèrent pas tous mais tous s'étaient touchés. Remarques anodines d'un participant qui était aussi un sociologue.

Je comptais éteindre la télé, après l’heureuse découverte des Yes Men puis le second but d’Inzaghi, quand en deux coups de zapette je suis tombé sur l’émission C dans l’air, que je ne regarde jamais, qui empreinte ses codes en partie à Delarue et au dispositif proposé par Tobie Nathan en ethnopsychiatrie.

Il ne manque que le patient, mais justement, il le manque. Quand est-ce qu’une émission l’intègrera autour de la table ? Le sujet était le suicide au travail, et il y avait là un sociologue (Henri Vacquin, sans doute un fumeur de pipe à qui la fumée manquait, une sorte de cliché du sociologue : passionné, pas toujours très bien informé, qui bidouille sur fond d’idéologie en parlant beaucoup pour dire autant que les autres et avec forces mouvements de bras dans tous les sens), une psychanalyse et quelque chose judiciaire blonde, une médecin du travail au nom français mais aux pointes d’accent espagnol ou portugais ou elle avait trop le trac à chaque fois qu’elle parlait, et un syndicaliste de SUD PTT travaillant à France Télécom qui semblait se remettre d’un œil au beurre noir. Une belle équipe de bras cassés (à part la blonde), pour dire ce qui, du côté gauche est évident, mais qu’il fallait dire quand même (si du côté droit ils se mettaient à dire leurs évidences en rognant autant sur leurs idéologies, ce serait une révolution).

J’ai commencé à regarder ça et je n’ai pas décroché, bien installé les écouteurs sur les oreilles et les pieds gelés, sans pouvoir ni gueuler à la moindre intervention ni allumer une clope.

Il a été à un moment question des sous-traitants, comme toute l’émission tournait autour de France Télécom, ce qui est tout de même le charnier du moment (à quand le TPI, n’est-ce pas). Pour dire que pour eux c’était, et bien… vraiment très dur. D’ailleurs le sociologue était d’accord, mais oui, évidemment, d’ailleurs il en connaissait une bien bonne à ce sujet parce que lui où il travaille, etc. Un véritable homme de secte, ce brave homme touchant et sympathique, mais dont c’est à nous de faire l’effort de comprendre ce qu’il dit au fond, dans sa réaction à tous les hameçons qui passent avant de mettre cinq minutes de blabla en apnée à sortir son propos souvent un peu décalé, parfois critique, sinon dialectique. Vu comment les sociologues sont doués en communication, on comprend maintenant pourquoi il n’y a pas plus de suicides dans la profession : faute de trouver du travail, ils font autre chose.

J’ai travaillé presque un an chez un sous-traitant, l’un des plus gros du marché, Téléperformance, pour le compte du service client d’SFR. L’ambiance était plutôt bonne enfant et remplie de congés maladie, de retards et d’absences. L’entreprise semble recruter parmi les étudiants, mais d’abord dans la population type immigré(e) de banlieue de xe génération à bac +2. Des gens un peu sans culture sinon celle du sport et du portable, susceptibles de répondre aux « challenges » où il y a à gagner, au terme d’une lutte acharnée contre ses collègues qui est sensée faire bondir les gains de productivité pour un coût ridicule, des ipods et des places de cinéma, des DVD et aucune place à l’opéra ni de bons d’achat chez Decitre. Des gens qui, s’ils ne travaillent pas là depuis assez longtemps (sinon ils sont plutôt déprimés, du moins blasés), se reconnaissent assez dans le libéralisme comme le modèle qu’on leur vend depuis tout petit dans l’ambiance de la Part Dieu qu’ils fréquentent les fins d’après-midi et les samedis, et dans lequel ils ont enfin la possibilité d’entrer.

La situation de travail est idéale, avec vue sur le parc de la Tête d’Or, il y a des pauses régulièrement (qu’il faut savoir connaître, toutefois), et tout le monde est tellement largué qu’il y a largement la place pour prendre les choses à son compte dans le petit cadre de son petit travail, par exemple, contrairement à ce qui a été dit de France Telecom où ils seraient obligés de lire leur prompteur, d’employer la voix et le ton qui sont les nôtres (il y en a toujours pour agir comme ils croient qu’on leur demande d’agir).

Je faisais ce que je voulais, je résolvais tous mes dossiers, les clients commençaient en m’insultant presque et terminaient en me demandaient comment me féliciter auprès de la direction d’SFR (sic), et j’étais le premier de mon équipe haut la main ; ça, c’était en novembre-décembre, à mi-parcours.

Parce que ça n’a pas duré. La technique de management est complètement pourrie. Elle semble consister à laisser les gens se démerder en leur faisant confiance tout en instaurant un cadre rigide de stress et de concurrence latents. Ce qui se passe, c’est que, si on fait bien son travail, il n’y a aucune considération, ni plus, ni moins, simplement les primes qui sont prévues tombent chaque mois (un peu plus d’un dixième du salaire), rien de plus : ou plutôt, la seule gratification est qu’on nous fout la paix (quand je faisais gagner des primes à mon supérieur, personne ne venait me reprendre pour mes retards, par exemple). Ce qu’on nous apprend, c’est ce qui ne marche pas, sans jamais chercher d’autres modèles (cela a été prévu un temps, mon exemple, que personne n’a semble-t-il remarqué, marchait plutôt très bien, et ce qui était dit allait en ce sens).

Ceux qui dirigent se repèrent en fonction de représentations toutes faites. Et ça, c’est une catastrophe. Parce que ce ne sont ni des bons dirigeants, ni des bons créateurs. Le truc de base, c’est la tête des gens, la tête des gens c’est fondamental, on voit tout de suite, à leur tête, s’ils feraient qui un bon téléopérateur, qui un bon chef d’équipe, etc. (en fait ça s’arrête presque là, on est tous dans la même merde dans ces endroits-là). C’est bien pour qui a de bonnes lunettes, sauf que ce n’était pas le cas du tout, leur espace où ils avaient leurs repères étant l’espace fictionnel d’une entreprise moderne du secteur, une sorte de monde idéal qui fonctionne certes théoriquement, mais sans remplir les critères. Du coup ils durcissent et ça se passe encore plus mal.

La seule fois où j’ai vu un boss sur un plateau, je ne savais même pas que c’était un boss. Il m’a parlé comme à une merde, ce mélange dégueulasse de domination crasse et d’infantilisation. Je ne suis plus jamais revenu, deux mois plus tard j’ai envoyé ma lettre de démission. C’est comme s’ils cherchaient la rupture et, la rupture effective, ils s’estiment maîtres de la situation dans le sens suivant : ils avaient dit que ça n’allait pas, la rupture effectuée montre qu’ils avaient bien raison. Ces gens ne cessent pas un instant de croire avoir raison, ils s’enferrent dans leur connerie et leur prétention.

Le truc, c’est que SFR a annoncé cet été que le contrat avec Téléperformance, qui s’achève en 2010, ne serait pas renouvelé. J’en suis sûr que, au moins pour eux-mêmes, sinon au sein de l’entreprise, ils vont rejeter la faute sur les téléopérateurs, auxquelles il n’y a que deux trois choses à reprocher : 1) ne pas connaître suffisamment ce qui peut aider le client parce qu’on ne leur a pas appris, il faut chercher soi-même alors même qu’on leur fait sentir qu’ils ne doivent pas sortir de leurs clous, 2) manquer parfois de volontarisme et d’implication pour résoudre des problèmes et hésiter à aller à l’encontre de ce qui est prévu et autorisé qu’ils fassent, 3) d’une manière générale, comme toute notre génération sans doute, manquer de volontarisme, tellement on nous répète et on a le sentiment d’être dans des dispositifs dirigistes et autoritaires, protecteurs et infantilisants, où il n’y a qu’à faire ce qu’on nous dit de faire pour que tout fonctionne, où on profite de la moindre occasion pour prendre la tangente faire les branleurs (sauf si on souhaite aider ceux pour qui on est là, en l’occurrence les clients, qui pour un certain nombre d’entre eux ne le méritent même pas.

Je ne sais pas comment font ceux qui travaillent là depuis des années (en fait le site n’a maintenant que deux ans). Les démissions pleuvent constamment, mais ceux qui s’accrochent ? Ceux pour qui ce n’est pas un petit job exotique d’étudiant ? Pour ma part, j’aurais ressenti, je pense, une grande tension, métaphoriquement une grande douleur dans le bras qui tient le couteau, dirigé tantôt vers moi, tantôt vers ces boss incompétents. Le jour où je suis parti il y avait le chef des petits boss (le supérieur de mon supérieur) derrière moi, un mec très gentil, l’un des rares humains de la boîte et sans regarder le travail de biais, j’avais rangé mes affaires, prêt à partir sur le champ, avec des larmes de colère, il m’a fait rester jusqu’à la fin de mon temps de travail mais je ne suis pas revenu ; partir en faisant abandon de poste, ou bien sauter à la gorge de ce connard, ou bien tenter de faire circuler des mots totalement inexistants dans cette entreprise, ou bien garder tous mes mots pour moi seul (parce que les collègues comprennent, d’accord, mais ça ne fait circuler que les mots, de parler avec eux, et encore), que faire ? Ce ne sont pas les envies de tout casser qui ont manqué, pourtant.

En allant chercher ma feuille Assedic, il y a quelques semaines (j’ai croisé des collègues venant récupérer la leur, au passage), on m’a annoncé ce contrat non reconduit pour 2010, et j’étais heureux. J’avais envie de rire très fort pour faire résonner tout l’immeuble, mais bon, je m’en foutais, c’était loin maintenant. C’était une sorte de ruine, et le mec de la sécurité, de son point de vue (et travaillant pour une autre boîte), trouvait que tout allait à vau-l’eau.

C’est typiquement une entreprise où ceux qui ont leur mot à dire croient tout savoir et n’avoir besoin de personne. C’est typiquement une entreprise où il y aurait vraiment besoin d’un sociologue, qui s’occuperait de faire circuler la parole, de mettre chacun en perspective avec ses représentations, d’effectuer un gros boulot de traduction entre les différentes positions au sein de l’entreprise, d’analyser les dispositifs de mesure et de proposer des solutions à leur sujet ; comme les médecins de France Télécom, libres à eux d’accepter de faire partie ou non des plans pro-suppressions de postes s’il y en a (beaucoup démissionnent ces temps-ci), mais là, pour le coup, ce n’était pas le cas et les objectifs étaient vraiment facilement accessibles.

Il ne faut pas se leurrer : quand ça ne va pas, la seule solution, c’est un bon sociologue. Pour ma part, courant février j’ai cru avoir la grippe, trois jours au lit à ne pas pouvoir bouger, mais le médecin, un vrai, avec le Coran dans la vitrine, les conseils paternalistes au patient et les conseils machistes à sa copine et tout, a dit que c’était une grosse asthénie, maladie qui fait sans doute partie du panel dont il a été question évasivement dans l’émission. A part ça, je crois qu’au bout d’un moment j’aurais vraiment pété un câble et au moins piqué une grosse colère ; mais je n’aurais jamais pensé être malade d’une telle fatigue pour un boulot de merde (et en plus à mi-temps !), alors…

 
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