samedi 8 mai 2010

Eléments pour une sociologie des oeuvres. Création littéraire et dispositif d'exposition. En réaction à Bernard Lahire (Franz Kafka, éléments pour une théorie de la création littéraire)

J'ai écouté Bernard Lahire sur France Culture, 4 émissions, pour son bouquin Franz Kafka. Eléments pour une théorie de la création littéraire.

 

1) La catastrophe Bernard Lahire


a) Réaction

Je n'ai pas pu me retenir de noter sur Facebook, en deux messages comme la place était limitée :

Lahire sur Kafka.
Si sur ce symptôme on envisage bien une socio de la réception chez les sociologues, il faudra revenir pour la socio des oeuvres (et la socio tt court), pour Kafka et pour la compréhens° de la création littéraire, question qu'il aurait été bien du reste de commencer à poser.

Lahire sur Kafka.
Si sur ce symptôme on envisage bien une socio de la réception chez les sociologues, il faudra revenir pour la socio des oeuvres (et la socio tt court), pour Kafka et pour la compréhens° de la création littéraire, question qu'il aurait été bien du reste de commencer à poser.

 

b) Biographie pseudo-scientifique d'un homme ordinaire

Lahire aurait aussi bien pu être psychanalyste. Entre ça et la référence à un fantomatique « social » (tantôt nom commun, tantôt adjectif), il nous donne une sorte de récit conventionnel, au sens de biographie d'un homme ordinaire, mâtiné principalement d'histoire et, donc, de psychanalyse, sur Kafka. On voit mal en quoi c'est scientifique, et on ne comprend pas pourquoi Lahire en a contre ceux qui admirent, par exemple, avant d'écrire sur lui, puisque c'est justement ce qui lui permet de rendre ordinaire Kafka.


c) Le problème de l'interprétation

On pourrait dire que Lahire fait le récit de ses propres interprétations, sans les interpréter, ni les expliquer, ni les comprendre ; et cela « scientifiquement », c'est-à-dire en fait avec une couche d'objectivisme, d'effet d'objectivisme – et il faudrait analyser comment se crée cette couche : éléments pour une théorie de la création de la fausse (pseudo) scientificité.

L'interprétation qui répond à la question « pourquoi ? » n'est pas celle qui répond à la question « comment ? », laquelle seule peut prétendre à quelque scientificité.

– Deleuze ne dit-il pas que Kafka tue l'interprétation ? Lahire n'est pas prêt de comprendre une chose pareille.


2) La question de la création littéraire en sociologie des oeuvre

Ce qui fait peur, c'est que ce bouquin devienne une référence en sociologie des œuvres (c'est un champ qui existe réellement, et où Lahire se balade vraiment en touriste). La question qu'il faut poser est celle de la création littéraire.

Création littéraire : c'est là le nœud, peut-on supposer, à la fois des interprétations du texte et de la pensée de Kafka (chez Deleuze, notamment), et des images qui circulent sur son œuvre et sur lui-même (il y a d'autres éléments, mais qui ne vaudraient rien s'il n'y a pas quelque résonance, même mystérieuse, avec le texte) (Lahire se situant entre l'interprétation et la réception/circulation de ces images…).

Non pas pour avoir le dernier mot et refermer un couvercle sur l'auteur et son œuvre (ce que fait Lahire, pour lui finalement c'est son propre bouquin qui importe), ni sur tout ce qui est dit sur Kafka, mais délimiter la matrice de ceci et retracer, accompagner si l'on peut dire, le déploiement de ceux-là.

Ce serait tenter de tracer la ligne singulière de Kafka, celle de son œuvre, en restant au sein d'une sociologie des médiations.

En fait c'est saisir l'œuvre de Kafka comme médiation pour imaginer à la fois ce que raconte Kafka (dans une sorte d'herméneutique de la lecture réaliste), et à la fois Kafka lui-même. En marge, ou en opposition, à ceci, on peut imaginer une enquête sur la lecture de Kafka, sans demander aux lecteurs de lire des choses réalistes quand ils lisent (des incompréhensions, des projections, etc. : ce qu'a montré PLQ) ; et plus loin, une lecture non réaliste, mais faite de sensations (et là la ''culture'' des lecteurs importe, tout autant que la traduction du texte).


3) Différence entre la sociologie des (publics des) musées et la sociologie des oeuvres littéraires


a) Projet contre déprise

L'exposition, le musée, part d'images, de la volonté d'exprimer des images et  de l'anticipation des images du public (ce que le public attend, sait, ignore, etc.), ce qui l'amène à construire un dispositif, à partir duquel les visiteurs vont se faire des images.

On ne peut pas vraiment considérer, malgré Bourdieu qui dit que l'écrivain se positionne dans un champ concurrentiel, que l'écrivain produit ainsi un dispositif à partir de ses images : il n'y a pas forcément de cahier des charges, de projet explicite – en disant cela Bourdieu semble ne pas comprendre du tout la déprise, partielle ou plus, de l'écrivain.


b) En littérature : les médiateurs

D'où l'importance des médiateurs dans la littérature : s'il s'agit de comprendre ou expliquer la « réussite » d'un texte, d'un auteur, et non la matrice qui la (parmi d'autres choses) rend possible, il vaut mieux se livrer à une analyse de ces médiations : le rôle de Max Brod, des éditeurs, des journalistes, le bouche-à-oreille, les évènements historiques construits par la communauté humaine et avec lesquels on fera entrer les textes de Kafka en résonance, l'individualisme, la mélancolie, les métamorphoses du langage (le langage direct et froid de la presse plus que celui du droit) et de la lecture (lecture silencieuse, intérieure, qui renvoie à soi-même), etc.


c) Au musée : les médiations

Le rôle des médiateurs n'est pas aussi important pour l'exposition et le musée, à part pour certaines expositions qui sont déjà des créations, des œuvres (Quand les attitudes deviennent formes). Au fond ce rapport aux médiations est le défi posé par les créations, les œuvres ; dans un monde où tout est dispositif découlant d'un projet, il y aurait une transformation fondamentale de l'œuvre, qui ne procèderait plus d'une certaine déprise. Dans le musée, les expositions, les médiations qui importent sont moins extérieures qu'intérieures (la muséographie, la scénographie, les expôts, les textes, le discours, les documents d'aide à la visite, le catalogue, les visites commentées, etc.).


d) Création et dispositif : deux perspectives analytiques

En termes d'analyse des médiations, le texte littéraire et l'exposition se répondent et interrogent tantôt la création, tantôt le dispositif. Cette distinction permet de répondre à deux questions qui s'entrecroisent : la « réussite », soit la réputation, la diffusion de l'image, d'une œuvre, et la réception en situation (lecture, visite) des images, en particulier, d'une œuvre.

L'exposition comme dispositif, interroger les médiations qu'elle contient pour comprendre l'exposition particulière qu'a vécu chaque visiteur (les visiteurs comme médiateurs de la compréhension d'une exposition, mais aussi bien les critiques d'expositions peuvent ne pas en passer par les visiteurs). Le texte littéraire comme produit partiellement d'une déprise, création qui a besoin pour exister comme œuvre éditée, diffusée, lue, reconnue, d'une intervention d'une série de médiateurs, interroger ces médiateurs pour comprendre la renommée d'un texte. Aussi bien, on peut intervertir les positions, enquêter sur le texte comme dispositif, enquêter sur l'exposition comme création : l'une ou l'autre de ces deux positions est plus ou moins pertinentes suivant les cas, mais chacune est toujours possible.

 
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