lundi 6 octobre 2014

L'histoire, le débat public et la diffusion médiatique : ce qui se joue, ce qui se déjoue


1) Berstein contre Zemmour et Sternhell : le nom de la controverse

LesInrocks interviewent Serge Berstein à propos de la sortie du bouquin de Zemmour, lequel le vend parfaitement bien en trollant le débat public ces jours-ci, tout à fait faussement étonnant de propos honteux comme à son habitude : voir à On n'est pas couché, qui ne se regarde jamais aussi que sur Youtube et via Facebook, avec Léa Salamé ou Anne Dorval (et Xavier Dolan au passage sur Europe 1).
Berstein sort aussi un bouquin ces temps-ci, dirigé contre Zeev Sternhell, qui lui avertit un peu le monde contre Le Pen fille.
Du coup Berstein critique d'un côté Zemmour, très bon pour faire la fange du FN et s'y coucher en plein plateau TV, et de l'autre Sternhell, qui intervient aussi dans le débat politique en utilisant l'histoire, mais pas dans le même camp.
Berstein leur reproche de "ne pas jouer le jeu de la méthode historique". Lui au CNU il a vu passer toutes les thèses des historiens en place dans les universités, et même de ceux qui n'ont pas été validés par le CNU, et il peut témoigner à bon droit que "les travaux d'historiens constituent une doxa, certainement. Mais cette doxa est confirmée par les faits et c'est autre chose que celle qui résulterait d'un argument d'autorité."
Sauf que là, le Berstein, personne ne l'empêche de dire ça, et c'est tout à fait normal dans le champ de sens de la discipline académique qu'est l'histoire, et personne n'empêche Zemmour de dire que la doxa c'est autoritaire et que d'ailleurs puisqu'il y a une doxa il est tout naturel qu'il y ait des bonhommes pour occuper les positions laissées libres (ou pour ceux qui auraient un peu d'imagination, contrairement à lui : à prendre), puisque cette image est tout à fait cohérente avec le champ du débat politique publicisé par les médias, du moins tant que Ruquier le laisse parler et que le gouvernement ne lui court pas après comme Dieudonné (qui lui est noir et proche des banlieues et des pauvres types dont on ne sait jamais trop à quoi s'attendre, et en plus il en fait rire certain ce qui est trouble, quand même).
Bref, dans le débat politique Berstein compte juste pour du beurre, et pour Zemmour c'est dans l'histoire académique. Et il ne s'agit pas du tout de savoir qui a tord et qui a raison, comme semblent encore se plaire à l'orchestrer certains journalistes, ils se placent simplement dans des champs de sens différents où apparaît l'histoire.
Alors, depuis la seconde guerre mondiale, on a effectivement l'habitude que ces deux champs de sens soient connectés, avec les représentations liées à la Shoah en particulier et la bonne parole résistante colportés par exemple par les musées du même nom qui étaient souvent gérés, quand ils le pouvaient encore, par d'anciens résistants.
Ce à quoi on assiste là, et cette sorte de plaie dans laquelle s'engouffre Zemmour par tous les moyens, c'est à dire en étant odieux et en répondant à ses détracteurs par d'autres propos odieux ou, avec plus d'efficacité encore, par le silence, n'est-ce pas à une croissante autonomie de ces deux champs de sens où apparaît l'histoire, l'histoire académique et le débat politique public ?
Dans l'absolu, on aurait d'un côté une histoire très précise construite avec méthode avec moult débats et confrontation dans des colloques et revues obscures mais qui n'aurait aucune incidence sur le débat public et donc sur les représentations qu'ont les gens de la réalité historique.
Et de l'autre un pur délire des signes de l'histoire, accessoirement biffé purement et simplement par les historiens académiques pour des raisons de méthode, et qui n'aurait plus personne pour contredire et confronter puisque l'essentiel est de diffuser, y compris et surtout via ses opposants, par exemple les gens comme moi sur leur mur Facebook ou leur blog.

2) Débat public et diffusion médiatique

Plus personne ? Pas Berstein, c'est sûr. Sternhell, d'accord, et encore : pour se justifier il se vête de l'habit de l'historien (pourquoi Berstein prend la peine de lui répondre, pas sûr qu'il ferait un livre sérieux contre Zemmour).
C'est que les gens qui portent aujourd'hui les représentations disons... normales, évidentes, qui vont de soi dans une "société moderne et ouverte", comme le dit Nolan et dans des termes Dorval (deux québécois...), ne jugent pas bon, pas utile, de les insérer dans le débat public, dans ce système de diffusion médiatique.
Enfin à mon sens c'est plus exactement parce que ces gens jugeraient drôle, au sens d'absurde et d'un peu étrange, de dire ce qu'ils pensent, puisque ça va de soi. Par exemple on ne va pas prendre la parole à l'ONU pour dire, fort et plein de conviction : "la Terre est ronde !"
Ces gens sont très sensibles, très intelligents, ils ont aussi sûrement fait de longues années d'étude dans un domaine quelconque, ils ont beaucoup de respect pour la chose publique, pour le débat et toute conversation avec autrui. Ils sont polis, ils sont civilisés, et les allemands et autrichiens, combien ne l'étaient-ils pas, n'est-ce pas, avant 39 ? Ils lisaient le journal, ils conversaient dans des cafés, les bottes des SA leur ont fait bizarre, dans la rue, avant ces grandes réunions dans les stades.
Ces gens que Zemmour qualifie de "bien-pensants", donc, et laissant ainsi une place possible et donc légitime pour ceux qui pensent mal, et même pour les rares qui voudraient bien essayer de penser autrement, ne semblent pas comprendre la nature actuelle du débat public dans son rapport essentiel à la diffusion médiatique.
Je ne dis pas mieux le comprendre, en étant sans doute, mais essayons toujours. La position de Zemmour est légitime, donc. Rien ne le légitime au sens de fondement, de raison, d'autorité, je veux dire il n'y a pas de référent sous-jacent. Il peut dire en toute légitimité : "Pétain a sauvé 90% des juifs de France". Parce qu'il parle dans un système où il s'agit de prendre les référents, qui sont des signes, de les assembler d'une manière qui peut paraître crédible si on fait abstraction, et ce système y invite, de la réalité à laquelle ils renvoient : on prend le signifiant en n'emportant que le signe relatif au signifié. "Pétain", "sauver", "juifs" : ces signes existent dans nos images, généralement sous la forme "les Justes ont sauvé des juifs contre Pétain", mais Zemmour mélange tout ça et hop, c'est Pétain le sauveur. Et ça marche pour peu qu'on veuille bien payer un peu de sa personne en se montrant convaincu sur la scène publique.

3) Qui veut jouer ?

Ceci rejoint l'art contemporain, d'ailleurs. Au sens quand quelqu'un dit "mais ça mon enfant ou moi-même, on aurait pu le faire" : mais, cher ami, l'as-tu fait, as-tu pris de ta personne pour le faire, et lier ton nom, même sous pseudonyme, et ton visage, même déguisé ou caché, à cet acte, à cette proposition ? Non, tu ne lies ton nom et ton image qu'à la masse que tu penses avoir avec toi, et par exemple tes amis Facebook, qui ne propose que : "ça, j'aurais aussi pu le faire". Avec Zemmour c'est pareil, tu ne lies, je ne lie, notre nom et notre visage de Facebook qu'à dire du mal de lui et aux propos tenus contre lui par Berstein, Salamé ou Dorval. Et cela diffuse Zemmour, ses propos, sa position.
Alors les gens d'extrême-droite, comme Zemmour, comme Le Pen, comme Dieudonné, ou de droite comme Sarkozy et sa clique, Morano etc., pendant de longues années, peuvent, eux, tenir avec conviction des propos qui créent d'autres positions dans le débat public. En ce sens, et comme ceux qui sont bien barrés question queer, ils forment une minorité, mais c'est un nouveau sens, lié au débat public diffusé médiatiquement, ce n'est plus celui de Deleuze, parce qu'ils sont authentiquement majoritaires et paranos, ces bonhommes.
Et donc l'extrême-droite envahit la diffusion médiatique réseaux sociaux compris, à mesure même que leur position ne cesse jamais de s'inscrire davantage comme "mal-pensance" pour les gens éclairés, mais diffusant auprès de certains, plus obscurs : il n'y a qu'à voir les résultats des élections.
Manier le fleuret avec Zemmour devant le sourire de Ruquier, c'est mignon, c'est comme une petite interview d'universitaire par un journaliste des Inrocks, ça ne mange pas de pain.
Mais qui, de préférence habillé comme un bon bourgeois, va se lancer dans ce plateau qui est un jeu de signes à manier et de positions à occuper, pour faire valoir d'autres images, d'autres valeurs, d'autres positions ?

samedi 20 septembre 2014

Economie : tertiaire et progrès

Macron, le ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, également figurant probable d'un OSS 117, s'il ne ramène pas la parodie en politique, estime que le problème de la France c'est l'anémie, c'est l'immobilisme, mais aussi les dépenses publiques, et que ce qu'il faut, c'est de l'activité, il faut relancer l'activité, il le répète plusieurs fois.


Macron: "le principal problème de la France c... par BFMTV

Dans le centre de Paris ou de Lyon c'est sans doute moins perceptible que dans des coins reculés où les ouvriers se retrouveraient au chômage longue durée si leur usine devait fermer, parce qu'ils ne maîtrisent pas la langue écrite, ni ses subtilités, qu'ils ne savent même pas faire un CV sur InDesign et qu'en plus ils n'ont pas le permis, tandis que certains disent sur Twitter qu'il faudrait leur demander ce qu'ils en pensent.

L'activité, sur Twitter, on ne peut pas dire que ça manque, et pour autant on ne comprend pas trop le rapport avec les usines. Un peu de la même manière, est-ce que relancer l'activité aboutira à une suppression des rentiers, à une limitation de l'épargne, à des cours de danse gratuit, à une carte de pogoteur donnant droit à une réduction d'impôts tous les dix concerts, à une rémunération au nombre de "j'aime" sur Facebook, à un contrôle accru des fraudes fiscales bien plus importantes que celles au chômage ou à la sécu dont Macron parle lui-même devant les députés PS (selon L'Express) et surtout UMP d'après les images que l'on voit ?

Non, on ne comprend pas bien, tout ça, c'est compliqué. D'ailleurs heureusement qu'il y a des experts et des politiques qui s'y connaissent et dont tout le discours public consiste à dire qu'ils font des choses, qu'ils vont faire des choses, qu'il ne faut pas s'inquiéter, qu'il faudra juger sur pièces plus tard quand la main-d'oeuvre sera partie, ou toujours là à défaut d'alternative.

Alors je me dis, comme ça, qu'il est question de société libérale et capitaliste, et je comprends un peu les mécanismes du capitalisme concernant le secteur secondaire, l'industrie, parce que Marx a beaucoup parlé de ça, comme ses amis Smith & Co, et que ça a beaucoup été vu dans les jeux vidéo.

En gros il s'agit de faire un cercle vertueux en investissant les bénéfices dans l'amélioration des conditions de production, avec des machines qui vont produire plus vite ou mieux, permettant de produire des produits qui se vendront plus chers et augmenteront le bénéfice. Avec ça, on commence par passer trente minutes à trouver des morceaux de bois potables, à faire un avion avec et à le revendre à une mamie dans la rue 2 euros, et on termine avec Boeing, Dassault et Airbus réunis.

Il y a l'idée de progrès, parce que tout progresse, qualitativement, quantitativement, même s'il y a toujours des petites mains à la base payées trois kopeks (mais au début elles fonts les avions en bois, à la fin elles font le ménage dans les bureaux et les ateliers de ce qui font les avions qui volent). Le niveau de formation des employés, qui ne sont pas les mêmes d'un bout à l'autre, progresse, etc. Les rémunérations progressent, tout progresse selon un mécanisme d'amélioration de la productivité et des produits, et si l'on trouve encore des ardoises pour écrire dessus et des presse-ail ou des casse-noisettes somme toute assez sommaires, tout notre environnement matériellement construit repose sur cette idée de progrès.

Elle peut bien être critiquée, elle se porte toujours aussi bien, voir l'informatique et les sextoys, les tissus des vêtements et la médecine, etc.

Alors en même temps il paraît que le secondaire en prend un sacré coup dans nos contrées, on voit les cheminées d'usine tomber et les brouillards de la pollution s'estomper, on est très content de refiler tout ça aux chinois, et que ce qui compte, maintenant, c'est le tertiaire, l'économie de services. Je trouve ça très bien.

Enfin, on n'a pas abandonné dans le fond l'idée de progrès pour autant, malgré l'idée de décroissance, entre autres. Idée de progrès qui me semble reposer, donc, sur le mécanisme capitaliste précité.

La question pourrait donc être : comment est mis en oeuvre ce mécanisme dans une société de service ?

Le service, ça ne repose pas sur la production de choses, mais sur du temps humain. Et quand il est question de choses, elles sont souvent payées en-dessous ce qu'elles coûtent quand elles ne sont pas gratuites. Concernant les choses, il y a l'Etat qui raque et la publicité, et l'on cherche toujours des mécènes et le micro-financement a lui fait l'objet d'une réunion importante suscitée par Macron à laquelle Hollande était présent. Bon, ce n'est pas encore réglé de ce côté-là, même si certains ont trouvé quelque possible parade, comme l'abonnement, qui permet, pour un investissement qui paraît au départ minimal au consommateur, de se faire au final un bénéfice énorme par rapport à ce qui aura été consommé - appelons cela l'économie du futur antérieur, qui sied bien aux choses immatériels reposant sur des dispositifs techniques (abonnements téléphoniques, cinéma, musique en ligne, etc.).

Cette économie du futur antérieur est intéressante, parce que si Macron dit qu'il faut créer de l'activité, elle, elle repose justement sur l'activité estimée et précisément non effective. C'est l'absence d'activité qui crée les bénéfices, du moment que l'abonnement est payé.

A part les choses, matérielles ou non, reposant sur des dispositifs techniques ou non, reste le temps humain. On peut bien faire valoir une meilleure compétence, une capacité de travail plus rapide, ça ne fait pas avancer beaucoup le schmilblick pour autant.

L'idée, au fond, d'une société de services, n'est-elle pas celle d'une extrême solidarité des membres de la société, à travers le contrat et l'échange d'argent (voire de services ou biens échangés), donc une solidarité interpersonnelle par le droit et l'économie à l'échelle de la société, la micro-économie dans une extension maximale ?

Ceci est cohérent avec le temps de travail, curseur qui peut être alors bougé au seuil maximal puisque la productivité dans sept heures de travail a tout de même ses limites. Chacun travaillant toute la journée, n'a pas le temps de faire quoi que ce soit d'autre ou presque. Il paye quelqu'un pour faire son ménage, pour lui faire à manger, pour réparer ses chaussures, pour lui préparer un circuit shopping top chrono, pour lui faire sa lessive, pour lui préparer des playlists, des sélections cinématographiques, d'articles de presse, et même pour lui faire la lecture. Et tout ça existe déjà, et c'est d'ailleurs couramment utilisé, toujours sur fond d'absence de temps, souvent de compétences (on se spécialise, se compartimente, même les activités domestiques on ne les maîtrise pas), et ce qui est au centre de nos vies, c'est le travail et le plaisir - Thanatos et Eros, parfois mêlés comme dans l'activité militante ou certains articles de blog.

Le "progrès", dans ce contexte, c'est le maximum de circulation et de fluidité, en plus des gains des productivité classiques (garder quatre enfants en même temps plutôt qu'un seul, cuisiner pour trente plutôt que pour deux, etc.). Perdre trois minutes sur le téléchargement de l'application de sélection d'articles à lire, ça devient un problème, de même s'il faut appeler trois fois pour enfin avoir au bout du fil la femme de ménage. L'information, par quelque voie que ce soit, doit passer facilement. Et là Macron parle des illettrés mais il est encore loin du compte, parce que les gens qu'on ne comprend pas, il y en a des tas.

Ce sera certainement l'un des défis du 21e siècle, d'ailleurs, que tout le monde puisse se comprendre, apogée de la mondialisation mais même au sein d'une famille, d'une entreprise, entre voisins il y a beaucoup à faire ; et si l'on imagine que chacun en deviendrait transparent c'est presque terrifiant, mais cela demande plutôt à chacun de maîtriser sa communication, les meilleurs seront les meilleurs filtres, capables de dire ce qu'ils veulent, et de déjà le vouloir, en se faisant clairement comprendre.

La rareté reposera elle sur ce qui prend du temps, sur ce qui empêche de compacter le temps, et ceux qui auront les capacités de détenir leur savoir-faire, dans la mesure où c'est désirable, utile, recherché, seront en position de force.

Quant à l'éducation actuelle, vu qu'elle n'apprend pas grand-chose en terme de communication et de maîtrise de savoir-faire rares, on peut dire qu'elle a du chemin à faire.

 
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