mardi 26 janvier 2010

La soustraction du sujet

Il y a un autre statut qu'objet ou sujet : une sorte de soustraction du sujet.
Une fille, de retour d’un camp d’été où elle s’occupait d’handicapés, a mis sur Facebook toute une série de photos, toutes avec des animateurs, sans qu'on comprenne le pourquoi de leur réunion, et une seule avec des bénéficiaires, ce n'était donc pas pour protéger leur image et vie privée, loin de là : intérieur de car, point de vue dans l'allée, des bénéficiaires clairsemés qui regardent ailleurs et des animateurs au fond qui s'amusent pour la photo, la légende dit quelque chose comme « des vacanciers, et au fond... des anims !!!! »
C'est assez révélateur de la soustraction du sujet. Quotidienne. Il ne s'agit même pas de savoir si on peut avoir un rapport normal avec des handicapés ou pas, ce qui ne serait qu'un aménagement de la grammaire interactionnelle. Ils font partie du décor, livrés avec le cadre de la vraie vie et des vraies relations, mais ne sont personne. Ils ne sont pas pour autant des objets : soustraits au statut de sujet, mais néanmoins étranges, potentiellement dangereux, d'autant plus considérés comme dangereux que non institués dans un statut de sujet à part entière : phantasmes, peurs... on ne les regarde que de biais. On retrouve la dimension de l'autre, comme les femmes au niqâb, les Roms de Guillotière ou qui chantent des chansons tristes dans le métro A, etc. ; sans le romantisme, l'exotisme, l'esthétisation... qu'a introduit l'anthropologie.
« L'asile » a un peu trop cette connotation de protection, pour les "pauvres gens" : mutilés, l'asile vaudrait pansement. La « prison » c'est pour les coupables, « l'hôpital » pour les mutilations physiques/psychologiques, mais même le « manicome », dans son étymologie, renvoie à « soigner la manie ». Comment qualifier ces lieux où l'on parque ceux que l'on soustrait - qui renvoient à l'asile au sens de Foucault, mais toutes ces institutions ont depuis été tellement dotées d'un contenu positif, d'une action positive, avec notamment toute une professionnalisation qui va avec. Les Roms s'installent dans les terrains vagues, dans les hors-lieux, dans ces blancs des cartes IGN (un cartographe avait fait un petit bouquin en forme de jeu de piste dessus, c'était assez stimulant)... Lieux ouverts, pas forts du tout au contraire des hauts murs d’institution qui enferment, ouverts comme le métro où tout le monde a peur et tente d'être « normal » (il n'y a que les fous, les mecs bourrés et les enquêteurs pour parler aux autres dans le métro, et c'est un formidable ‘‘musée’’ de rencontres possibles).
On retrouve cette soustraction chez bon nombre de professionnels, dans le mépris qu'un enquêteur peut afficher pour les enquêtés, les médecins pour les patients, etc. C'est se faire valoir et se protéger : comme s'ils n'étaient pas des partenaires d'interaction (jusqu'à la rencontre ; ce qui compromet l'enquêteur, le jeune interne, etc.), mais occasions d'un rapport technique, objectal, renvoyant à nos compétences. N'est-ce pas un peu par défaut qu'on dit que ce sont des « objets », ces patients, ces enquêtés ? Plutôt comme si un rapport d'objet se faisait sur leur peau, devant eux, entre eux et le professionnel, rapport dont ils restent tiers, sujets soustraits ; plus couramment même, admettons que je regarde une fille, que vois-je ? qu'elle est noire, qu'elle a un beau cul, qu'elle doit avoir l'intégrale de Beyoncé dans son mp3, qu'elle a de bien bonne lèvres ? je n'en fait pas un objet : elle est support de mes objets, comme des enquêtés dont je ne souhaiterais que soutirer les (ou quelques) objets, comme dans mon enquête pour leur demander les objets auxquels ils tiennent ou, enquêteur dans les bus, leur carte pour vérifier l'abonnement, leur demandant leur âge, leur profession... et qui ne le veulent pas forcément comme mon ami qui me disait dans mon enquête : si je te dis mon objet j'ai peur que tu le prennes, je vais forcément te mettre sur une mauvaise voie : manque de confiance, d'échange ; inversement souvent, une relation de confiance se tisse, dans les TCL c'est tout juste si je n'aurais pas pu me faire une collection de numéros de téléphone (simple effet, sans doute). Les gens souvent sont enclins à partager bien plus que des objets, mais ils sentent de suite quand ils ne sont que surface ; et ce n'est même pas vraiment être sujets quand on est, "tous sujets", dans une rencontre, un processus de séduction, de défi, d'échange : c'est peut-être ça qui pénalise le plus ceux que l'on soustrait du sujet, qu'il faudrait qu'ils soient sujets mais nous ne le sommes déjà plus, déjà passés à autre chose - c'est fou comme les fous ne sont pas intégrés à des rapports de fous que nous avons par ailleurs ; peut-être qu'en se passant vraiment du sujet ce serait plus simple (mais il faut sans doute sentir les bords d'un dispositif pour cela).
Et ce qui est assez étrange, c'est qu'il y a derrière ceci l'idée d'une normalité, de sujets normaux. Mais ça ne peut pas être exactement ça, ou seulement fantasmatiquement : peut-être les gens qui s'ennuient dans leur solitude dans le métro, toujours un peu sourdement désagréables avec tout le monde, prétendent-ils dans leur silence à quelque relation normale, une norme d'être et d'interaction. Sauf que c'est plutôt chaque situation qui s'adapte, un peu comme le prince charmant des jeunes filles. Attente de gens qui leur réitèrent une confiance dans l'avenir, peut-être ; signe d'une attente, d'une passivité, qui dans le cours des interactions n'existent pas.
Je connaissais une fille qui avait eu sa dose de folie et de clinique (un peu pour jouer...), il y avait quelque chose toujours en question et en suspens : où placer l'étrangeté ? Tantôt c'est l'un, ou l'autre, tantôt c'est la relation, tantôt c'est les autres, tantôt un objet tiers, modulation faite d'accords, d'étonnements, de séductions, c'est mouvant, la norme n'est pas stable (ou bien elle est : que ça continue, qu'à chaque fois on trouve un nouvel agencement, que chaque fois la rencontre se fasse quoiqu'il advienne - il n'y a pas de limites a priori, ni bords ni fonds ni sécurité, même s'il y a des témoins d'échec, qui apprennent à mieux moduler : se faire suivre par un pervers jusqu'à chez soi, se taper dessus, passer par des cliniques et des lames de rasoir). L'étrangeté se déplace : il faut bien la mettre quelque part, sans elle il n'y a pas d'intérêt : il n'y a peut-être que ceux qui sont sujets de plein droit qui peuvent s'en passer, seulement stigmatisés par ce qu'ils font. Une aide-soignante à une handicapée, en substance : "vous travaillez ? ah c'est bien qu'on fasse travailler les personnes handicapées ! c'est dans quel centre adapté ? - Ah non non, je travaille aux impôts" ; à une métis, qui s'en amuse : "tu viens d'où ? - De Rennes.", un voile d'étrange passe sur le visage de son interlocuteur ; "tu parles africain ? - Et toi, tu parles européen ?". L'étrangeté circule. Quand ce n'est pas le cas il y a des non-lieux pour cela. Trous noirs où il ne s'agit pas de terminer ; pleins de gens que plus personne ne s'avise de rencontrer - à la limite, comme pour les autistes, on se demande ce qu'ils peuvent bien voir.
Ce serait un vrai sujet de société, cette distribution de l'étrangeté. Et avec elle des questions simples : pourquoi les gens ne se rencontrent que sur des sites internet souvent appropriés, ou quand ils sont bourrés, ou déprimés errant seuls dans la ville, etc. Une histoire de frontière, peut-être, derrière laquelle on se sent maintenu, un écran à travers lequel il faudrait passer, pourquoi on ne le passe que muni d'objets légitimés par quelque instance, enquêtes, objets à vendre, qui créent un petit dispositif. Il y a comme un vide ou silence fondamental, aussi ; qu'est-ce qui le brise ou en sort, qu'est-ce qui est suffisant pour cela, pour que quelque chose passe - à Lille je sors de la gare je demande mon chemin à un type qui marche, ça suffit, la rencontre a bien du durer quinze secondes mais quelque chose était passé, sans se demander pour quoi faire, un abandon au jeu des flux qui passent (y compris à une bande de jeunes qui nous ont racketté un ami et moi quinze minutes plus tard...).

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